Après six jours d'eau pétillante en guise d'apéritif, j'ai décidé de m'accorder une rasade de champagne. Répétons-le, Cannes n'est pas une beuverie permanente. Pour ma part, c'est même la seule période de l'année où j'envisage une détox radicale. Néanmoins, être invitée au Carlton pour un dîner tout ce qu'il y a de simple en compagnie de Bertrand Tavernier et d'une cinquantaine de convives, implique qu'on s'adapte un minimum. Me voilà donc repartie avec ma robe à trous et mes talons hauts, sans chapeau cette fois vu qu'aucune averse ne menace. Sans mon écharpe de soie non plus pour brouiller les pistes. Il n'est pas question qu'un observateur remarque que je porte la même parure que le soir de l'inauguration.
Le hall du Carlton n'a rien à voir avec celui du Majestic. Plus modeste indubitablement, mais surtout il n'y a plus Cate Blanchett. Et j'ai beau avoir une affection sincère pour Bertrand Tavernier, il ne fait pas le poids - du moins en termes de glamour. D'ailleurs, pour être honnête, je suis arrivée à l'heure - 21h40 était-il spécifié sur la carton -, et je suis dans une grande solitude. Pas un chat à l'exception de serveurs empressés qui me proposent une coupe de champagne. Ah non, je n'avais pas vu un confrère en smoking, déjà croisé au Majestic, et qui cette fois se montre nettement plus chaleureux vu que lui aussi est arrivé à l'heure pile. Nous nous perdons un moment dans des conjectures d'ordre sémantique autour de l'horaire d'invitation. S'il est écrit 21h40, n'est-ce pas que le timing est précis, raffiné, religieusement ordonné ? Sinon, la mention 21h45, plus franche, plus ronde, eût été choisie. Ou carrément: à partir de 21h30. Ce 21h40 nous occupe un bon quart d'heure à défaut de nous préoccuper. Le sujet finit néanmoins par s'assécher. De quoi va-t-on bien pouvoir se parler en attendant que tout le monde soit là ? De cinéma bien sûr. En trois films, je passe d'une relative délicatesse à une hystérie de cinéphile. Mais un film nous rassemble : "Des hommes et des dieux" de Xavier Beauvois.
A table, Clémentine, une jeune comédienne au visage de madone me parle de sa vie, de ses aspirations, de ses doutes, de ses espoirs et d'un petit cinéma de Bretagne - dont elle est originaire- qu'elle aide comme elle peut. Elle est venue avec une béquille parce qu'elle s'est fracturée le bassin il y a deux mois, en tombant de cheval. Du coup, un joli rôle lui est passé sous le nez. Elle me confirme que les robes sont prêtées par des maisons de couture, qu'il faut les rendre quand on a monté les marches. Je me demande comment, une fois qu'elle les aura portées, elle pourra renoncer à ce bustier merveilleux qui semble avoir été créé pour elle et à ce jupon liquide qui ruisselle sur ses jambes.
Elle a 28 ans, en paraît 14, mais a tout l'air d'avoir déjà appris que le cinéma, c'est du renoncement. De l'amour et du sacrifice. Michael Lonsdale, qui interprète un des moines dans le film de Xavier Beauvois, n'a-t-il pas dit cet après-midi : "Les gens ne veulent pas renoncer, mais c'est en sacrifiant qu'on avance." J'aimerais le répéter à Clémentine mais elle s'est emparée de sa béquille pour aller fumer une cigarette dehors.
Il est déjà minuit. J'ai avalé les queues de langoustines aux asperges, la noisette de veau et la salade de fruits sans m'en rendre compte. Gilles Jacob et Bertrand Tavernier s'apprêtent à quitter le restaurant. A peine le temps d'aller dire un mot à l'auteur de "La princesse de Montpensier". Tout cela passe trop vite.